l’Enquête – Philippe Claudel
L’Enquêteur est le personnage central de cette fresque, être mystérieux dont on sait peu de choses : il n’est plus tout jeune, est dégarni, petit… et c’est tout ce qu’on apprendra de lui. Il est chargé de réaliser une enquête sur une série de 23 suicides dans “l’Entreprise”. L’Entreprise est en quelque sorte l’autre personnage, le plus important en fin de compte. Elle a une personnalité assez forte, dominatrice. Une entité… envahissante ! C’est une caricature de la société moderne avec ses excès et son mépris toujours plus grand de l’employé. Elle est excessive, occupe une place démesurée dans la ville, et même dans le monde, car il n’existe guère de secteur d’activité qui lui échappe… C’est une hydre infinie, qui semble régir un univers entier et rendre les gens toujours plus fous.
L’enquêteur se rend à l’Entreprise en vue de réaliser son travail. Très vite il se heurte à des situations absurdes et burlesques. Arriver aux portes de cette firme est déjà toute une épreuve, qui demande des heures. Enfin parvenu, l’Enquêteur est renfloué au poste de garde sous prétexte qu’il ne détient pas l’Autorisation Exceptionnelle. Épuisé, il trouve refuge dans un endroit sordide, l’Hôtel de l’Espérance, véritable dédale, où la Géante lui propose une chambre sans confort. Le lendemain il retourne à l’entreprise où il rencontre le Garde, le Guide, le Responsable… etc etc, puis l’Ombre… Je passe les détails. Bref toute une série d’acteurs édifiants, un peu toqués… des miroirs multiples de l’âme humaine. Très vite dans les 40 ou 50 premières pages, on se rend compte que l’Enquêteur aura du fil à retordre !
Cette histoire ressemble en bien des points aux romans de Kafka, notamment le Château ! En effet, K., un personnage tout aussi fantomatique et mystérieux que celui de Claudel, doit se rendre à un château, juste au bout d’une route, où se trouve l’administration du village… Va-t-il y arriver ? Des événements anodins vont se succéder comme par magie pour lui mettre des bâtons dans les roues. J’ignore si l’individu parviendra finalement à son but… Je ne suis jamais venu à bout de ces 900 pages de délire. En outre, Kafka a laissé son manuscrit inachevé. Il est mort de tuberculose en 1924. Il semble que Claudel s’en soit fortement inspiré, tant dans l’ambiance que dans la construction, la philosophie (le Château est un pamphlet contre les rouages de l’administration), et le fait que les acteurs de ce scénario restent secrets, nommés juste par un nom générique, dont la première lettre est une majuscule. Choix lourd de sens…!
Merveilleuse allégorie des temps modernes, l’Enquête est aussi un roman à dimensions multiples. Certes, si on le lit au premier degré, il peut s’avérer banal et même agaçant. Mais derrière ces mots simples et ces situations tarabiscotées se cache aussi une critique sociale acérée. l’Entreprise, c’est peut-être ce qui nous attend, le milieu de travail tel qu’il sera dans 10 – 20 ans, une multinationale hyper-puissante et totalement déshumanisée, qui absorbe tout dans son gouffre béant et se joue des êtres. C’est aussi un roman souvent fort drôle.
Au rang des bémols, j’ai regretté la répétition des ficelles. Les protagonistes sont tous un peu pareils, ils réagissent de la même façon. A force ils en deviennent un rien ennuyeux. L’histoire perd un peu de son intérêt quand on a compris le principe. Et la fin, j’aurais aimé qu’elle débouchât sur une apothéose et non sur une vague leçon de philosophie…
La pluie au-dehors avait cédé devant les avances répétées de la neige. Celle-ci tombait désormais, légère, tourbillonnante, presque irréelle, dans un ralenti qui ménageait ses effets. L’Enquêteur regarda les flocons qui dressaient devant lui un paravent mobile. On distinguait à peine le fronton de la gare, et plus du tout les quais au loin, les voies, les trains en attente. C’était comme si soudain s’était effacé l’endroit où il s’était arrêté un peu plus tôt pour prendre pied dans ce monde nouveau au sein duquel il lui fallait désormais trouver ses marques.
l’Enquête – Philippe Claudel. Éditions Stock