Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – Mathias Enard
L’histoire est des plus conventionnelles. Ennuyeuse même, diront certains lecteurs, les mêmes sans doute qui avaient adoré “Da Vinci code”… . Ce n’est pas un péplum fascinant, malgré l’époque, mais un texte d’ambiance et de nuances, une peinture à petites touches chamarrées. Il faut le regarder avec soin et fort d’un certain bagage littéraire, une certaine sensibilité. Il faut croire que les “lycéens” ont encore de l’esprit, pour lui avoir décerné leur Goncourt, en dépit du style et du vocabulaire sophistiqué… (à moins qu’il ait été traduit en langage sms…)
En 1506, Michel-Ange affronte le pape Jules II. Ils ont tous deux de fichus caractères. Jules II est à la tête d’une église encore toute puissante. C’est un pape imbu, belliqueux, mauvais payeur… Jules II a prié (normal pour un pape), il a prié Michel-Ange de lui dessiner un tombeau. Mais l’artiste, épris de gloire et vexé par l’arrogance du pape, se tourne vers un autre royaume, celui du sultan Bajazet à Constantinople. Celui-ci lui propose de concevoir un pont sur la Corne d’Or, ouvrage emblématique qui relierait la partie nord de la ville au centre. Michel-Ange est d’autant plus flatté que Léonard de Vinci avait été pressenti pour cet ouvrage, et que son projet a été refusé. S’il réussit, il sera non seulement couvert d’or mais aussi de gloire. Toutefois l’aventure n’est pas sans risque. L’église pourrait monter une cabale, le considérer comme traitre et l’excommunier. Michel-Ange accepte et se met au travail. Mais c’est un artiste. Il n’a pas toute la science de Léonard, son aîné de vingt ans. Très vite les problèmes s’accumulent. En toile de fond, Constantinople, mégapole luxuriante, ville de débauche aussi.
En filigrane, l’amour. Mesihi, un poète épicurien qui s’adonne aux joies de la bisexualité, tombe sous le charme de l’artiste, pourtant laid et sale. Mais Michelangelo n’a d’yeux que pour une jeune danseuse rencontrée dans un bouge du centre-ville, avec qui il va connaitre sa première nuit d’amour. Mesihi est jaloux…
“Parle-moi de batailles etc” est un roman qui peut paraitre austère. Il y a peu d’hémoglobine, peu de suspens. Jules II ne lancera pas ses troupes à l’assaut du monde musulman. Pas cette fois. Le sultan ne fera pas trancher la tête de Michelangelo en cinq pages. Il n’y a dans ce livre que des faits simples mais emblématiques d’une époque semblable en bien des points à la nôtre.
Récit révélateur de l’immense orgueil de l’homme, des querelles de royaumes et religions, de la difficulté de l’artiste devant un défi, et de bien d’autres aspects encore. En cela, « Parle-moi de batailles etc » est parfaitement réussi. L’auteur est parvenu à exploiter plusieurs dimensions, mais il le fait sans fracas, de façon discrète et nuancée, avec une écriture somptueuse. En vérité je vous le dis, ce roman, en termes de style, est un de mes préférés de l’année.
“Elle a chanté pour lui, cette ombre, la voilà à ses côtés, et il ne sait plus qu’en faire; il a honte et grand peur ; elle s’allonge contre lui, à le toucher : il sent son souffle et en frissonne, comme si le vent de la nuit, venu de la mer, le gelait soudain”
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – Mathias Enard. Actes Sud