Cru bourgeois

Le trottoir au soleil – Philippe Delerm

J’avais juste le temps d’aller chercher une boisson et un livre, avant mon rendez-vous chez la coiffeuse.Ce qui est gai chez la coiffeuse, c’est qu’on peut lire un bouquin, ce qui est évidemment plus difficile chez le dentiste ou l’ORL, sans parler de l’ophtalmo…

Je me suis engouffré dans une boutique de la galerie commerçante, j’ai vu une table basse, avec des piles, dont un grand nombre de “Musso” et “Lévy”, et aussi une pile “Delerm”. J’ai fait confiance aux deux noms, celui de l’auteur et celui de l’éditeur.

J’ai donc arpenté ce “trottoir au soleil” avec la tête bien shampouinée. Tout compte fait, le salon de coiffure n’est peut-être pas l’endroit idéal pour lire. Derrière-moi s’affairait une demoiselle aux cheveux trop foncés. Elle devait être blonde à l’origine.

– Vous lisez beaucoup ?

– 2,8 livres par semaine…

– Waw, tout ça ! Et vous faites comment pour le 0,8 ? Est-ce que vous vous arrêtez à la page 80 quand le livre fait 100 pages ?

– Non pas vraiment, c’est une moyenne… 150 livres par an, divisé par 53 Mais je ne les termine pas tous. J’ai ce défaut, je coupe parfois.couverture le trottoir au soleil

Je tentais d’entrer dans ce livre, en dépit du bruit et du mouvement. Ce qui m’a surpris d’emblée, c’est l’usage intensif du pronom ‘on’. Je n’aime pas les ‘ons’. Ils me font penser à ces émissions télé de Ruquier, ou à certains films. ‘on’ est le pronom indéfini, celui qui désigne tout et rien, le mot passe-partout, sans valeur, que tous les écrivains évitent comme la peste. Delerm lui s’en fout. C’est une gloire. Il a envie d’en mettre cinq dans une phrase, et il le fait, sans honte.

– Moi, fait la coiffeuse,  j’aime bien Guillaume Musso.

– Vous avez raison, c’est émouvant et distrayant. On ne s’ennuie pas une seconde.

J’aurais bien déposé ce livre dès les premières pages, mais je m’ennuyais, j’ai donc poursuivi la lecture, feutre en main, une barre pour chaque ‘on’. Résultat : à la page 100, j’en avais compté 232, avec un maximum de 15 sur une page. C’est à ce moment-là que ma coiffeuse a terminé son travail. Je suis rentré chez moi et ai repris la lecture depuis le début, en m’efforçant de voir sous un autre jour, et ma foi, ce fut une lecture bien agréable…

Bien agréable mais hétérogène, car on (contagieux) passe par des moments de bonne littérature, des paragraphes poétiques, d’autres plus académiques, et on revient à d’autres plus sommaires. Quelques passages intéressants et touchants, et puis de l’écriture au shampoing. Assez disparate donc. Un livre fait de tout petits plaisirs. Il nous balade dans Paris, puis s’éloigne, avec des excursions jusque Bruges. Balade dans les souvenirs de l’auteur aussi, ses anecdotes d’écrivain. Fil conducteur ténu qui se brise et se renoue. De beaux moments, mais des chapitres perfectibles.

Extraits :

“Disparaitre. Il y a plein d’endroits pour ça, des bancs, des marches. La terrasse des cafés reste un endroit privilégié. Un peu d’âge aide bien. On ne fait plus partie du jeu sexuel, on ne suscite pas encore la pitié, on n’embête plus l’espace avec la virtualité du désir. Alors on peut se fondre, et on devient.”

“Il y a un grand plaisir à lire les amers. Léautaud, Renard, Cioran, Pessoa. Ils sont tellement négatifs, sur eux-mêmes et sur les autres, et sur la farce d’être là. Ils écrivent très juste, très sec, et la sveltesse de leur phrase est comme une évidence : ils ont raison. Avec eux on se sent à l’abri. Rien ne peut faire mal, puisque tout fait mal. Ils débusquent partout l’hypocrisie, la vanité des émotions.”

Le trottoir au soleil de Philippe Delerm. Gallimard

 

Article publié par Noann le 20 février 2011 dans la catégorie Cru bourgeois

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