Le Malfaiteur – Julien Green
J’ai créé ce site il y a deux ans, et je réalise seulement que, sur 200 articles, je n’en ai pas rédigé un seul sur mon écrivain préféré. J’ai découvert Green par hasard, avec “Le Malfaiteur” en version poche. Mais si j’étais tombé sur certains autres de ses romans, je n’aurais pas eu envie de le découvrir davantage. Ils peuvent s’avérer difficiles pour nos esprits laminés, voire rébarbatifs.
“Le malfaiteur” est un de ces romans où Green dévoile, à mots couverts, son homosexualité. Dans la première version, publiée en 1955, “la confession de Jean” n’était pas reprise, le chapitre où précisément il évoque l’amour masculin, à mots couverts. Ce n’est que dans les dernières publications que la version complète a été publiée…
Dans une demeure bourgeoise habitent les Vasseur, famille hautaine et fière de ses origines. Ils hébergent Jean, le personnage pivot de ce roman, homme taciturne et calme, qui “veillait sur sa solitude comme un dragon sur un trésor”… Hedwige est une cousine de la famille, candide fille pas encore sortie de l’enfance, au teint rosé, potelée, un peu maladroite. Elle se prend d’affection pour ce vieil ours qu’est Jean. Tel que Green la dépeint, Hedwige est d’une naïveté presque ridicule. Elle passe ses journées à se poudrer le visage et à soupirer après le prince charmant. Ulrique, la fille des Vasseur, est toute différente. Femme bornée, capricieuse, dominatrice, qui se refuse à son mari par plaisir de le faire souffrir et pour se venger du choix imposé par sa mère. Ulrique décide d’aider Hedwige à trouver un mari… Malicieuse, elle lui présente un homme plutôt laid, Gaston Dolange. Hedwige se vexe d’abord par les manières frustes de cet homme. Mais dès le lendemain, elle en tombe amoureuse. Dès lors, elle ne laisse plus son entourage un instant tranquille, et dispense ses états d’âme sous forme de murmures et de soupirs. Mais voilà, Dolange possède une particularité…
Ces personnages ont quelque chose de caricatural. Hedwige est l’archétype de jeune immature, qui s’enflamme pour un rien et se refroidit pour un autre rien, incapable du moindre esprit déductif. Bref, elle est charmante a priori, mais possède un zeste de stupidité. Ulrique est le modèle type de la femme dominatrice, possessive, manipulatrice, acariâtre, fière. Elles résument assez bien l’œuvre tout entière de Green. En effet, (au risque de me faire lapider) dans les romans de Green, la femme est souvent soit idiote, soit méchante (et ma foi…). L’homme quant à lui est paumé, toujours en proie au doute, à la recherche d’une voie spirituelle, sujets aux affres de la sexualité. L’homme est souvent une victime malheureuse, victime de lui-même ou de situations dont les femmes sont les instigatrices. Quand il agit mal, c’est par erreur, et il ne manque pas une occasion de se racheter, du moins rumine-t-il sa faiblesse et en tire-t-il profit. (cet aspect peut plaire et donner aux lecteurs masculins le sentiment d’une certaine revanche morale)
À l’inverse de Gide, qui planifiait ses romans avec soin et en composait toute la trame avant d’écrire le premier mot, Green entamait un roman sans trop savoir où il allait le mener. Il est vrai que tout est dans l’ambiance et dans la psychologie, au détriment d’une histoire ou intrigue. Green pouvait rédiger un livre où il ne se passe rien, du moins où il y a peu d’action, comme “Minuit”. Tout est alors question de descriptions, de situations, de morale, d’introversion. Si cette particularité a fait la joie de milliers de lecteurs, elle aurait peut-être du mal à convaincre aujourd’hui. Il faut reconnaitre que ses romans se ressentent d’un manque de préparation, et qu’ils ont, parfois, quelque chose d’inabouti… Que le talent récupère en grande partie.
Et puis il y a l’écriture de Green. À l’époque du Malfaiteur, il écrivait déjà depuis trente ans, et son style avait atteint son apogée, en termes de qualité et de personnalité. Il a acquis un ton et un vocabulaire propre. Le style est impeccable, quoique un peu précieux… Des citations foisonnent dans les dicos. L’usage systématique du subjonctif du passé, voire du plus que parfait. Des tournures d’essence poétique, où les objets vivent, les personnes s’animent pour délivrer leur quête d’amour et de vérité, et nous montrer de l’intérieur leurs angoisses. Un des éléments clés de l’œuvre de Green est la profondeur. Rarement un écrivain n’a été si loin dans l’étude des sentiments et de la nature humaine. Le lecteur voyage littéralement dans les âmes…
Il ne me semble pas exagéré de prétendre que des générations entières d’écrivains se sont inspirées de son style, parfois par ricochet, à leur esprit défendant… L’influence charismatique de Green s’est hélas un peu essoufflée. On trouve moins de traces du style de Green aujourd’hui, l’écriture ayant une tendance indéniable à devenir plus simple, en moyenne.
“Le plus souvent, des améthystes ornaient ses mains, sa gorge et ses oreilles, et il flottait autour d’elle un léger parfum de lilas qui semblait le complément de sa voix et de son regard et comme de la douceur ajoutée à de la douceur.”
“Chercher un mari pour la petite Hedwige l’amusa quelque temps. Ce n’était pas que le bonheur de sa cousine lui causât beaucoup de souci, mais elle estimait que cette espèce de chasse à l’homme la concernait d’une façon particulière. Elle promena donc son œil un peu myope dans les salons qu’elle considérait comme giboyeux. Choisir pour autrui n’offrait aucune difficulté.”
“Cinq minutes plus tard, elle cousait donc cette damnée soutache noire sur une serge bleu marine qui lui crevait les yeux. Elle travaillait avec un zèle où il entrait une bonne part de mauvaise humeur, piquant l’étoffe comme si elle eût souhaité lui faire mal. Parfois, un soupir d’impatience gonflait sa poitrine étroite et elle maudissait les diaboliques caprices d’une mode surannée, car toutes ces vermiculures lui paraissaient hideuses…”
Le malfaiteur de Julien Green