Grand vin

L’amour est un fleuve de Sibérie – Jean-Pierre Milovanoff

Qu’est ce qui pose question à un homme, Silvio, qui est le fils d’une mère célibataire, dont «  le regard suggère l’étreinte et l’amour flou comme une absinthe », et qui n’a jamais connu son père? Le fait qu’elle ait tenu seule et pendant longtemps un café-hôtel au bord de la méditerranée et qu’elle ait été entourée d’hommes et de clients rajoute au mystère. Ce petit garçon féru de baby-foot et de blues a grandi, il est devenu le gardien du camping municipal et se souvient que, avant que l’hôtel ne soit démoli pour laisser la place à un port de plaisance, il était heureux avec cette femme comme on l’est, en principe, au cours de son enfance!

Était-ce ce pauvre play-boy un peu camé de Johnnie Wood qui cachait son vrai nom français de Jonas Dubois sous des accoutrements ringards, des voitures excentriques, des airs de guitariste, un accent de l’Alabama, une voix de canard en caoutchouc? Un véritable mensonge, un minable chanteur, riche cependant, déguisé en mauvaise bête de scène… Il finit par disparaître en laissant au garçon un vélo moteur et le goût des disques de blues!

Était-ce ce yachtman approximatif, taiseux, mystificateur, un peu pochard, un peu artiste aussi, qui attendait la marée et un gouvernail neuf pour appareiller mais pour qui la mer était toujours désespérément basse et la manœuvre remise à plus tard? Il finit par s’installer dans le lit et dans la vie de sa mère. Il n’était à l’origine qu’un skipper, convoyeur du bateau des autres, à l’occasion vantard animateur de croisières pour riches désœuvrés (« Un mensonge libre de droit n’est-il pas le plus court chemin vers la vérité?»),

Et puis il y a ce Milianoff que ce garçon interpelle « On se connaît depuis longtemps, Vous fréquentiez le café-hôtel de la Bélugue. Ma mère vous réservait toujours sa meilleure chambre ». C’est peut-être lui aussi, cet improbable géniteur, ou un confident à qui cet ancien petit garçon confie cette impossible mission de recherche en paternité?

En tout cas, c’est le début d’un retour vers le passé, mélancolique comme le blues qu’il affectionne et que le lecteur partage, pour cet homme qui rêve l’hiver entre les bungalows vides et la côte venteuse, à cette enfance évanouie, envolée. Il n’est qu’une ombre, qu’un quidam sans importance, mais il se perd dans ses souvenirs, ceux qu’on enjolive évidemment… Et puis il y a ce qui reste, peu de choses en réalité, pas mal de fantasmes, des occasions manquées, des regrets et des remords, des fausses vérités, tout cela tressé en phrases sobres, spontanées, simples… Elles évoquent la vie, la folie, le bonheur, la souffrance, les chagrins, l’amour, la mort, la futilité de l’existence… c’est à dire ce qui est le parcours de tout homme ici-bas, avec des moments plus ou moins forts cependant!

Cette quête de filiation, c’est sans compter avec les coups de foudre, les rencontres amoureuses sans lendemain, l’envie soudaine de changer de vie pour une passade ou une passion, le hasard qui est souvent malicieux et parfois pernicieux, les occasions qu’il ne faut pas laisser passer… C’est faire abstraction de cette volonté de voir partout ce géniteur, de l’imaginer grand, beau, intelligent alors qu’il n’est peut-être que le premier venu, un simple amant de passage, vite envolé. C’est le refus de voir la réalité, le quotidien vide de sens et d’horizon, c’est délibérément prendre le parti de l’imagination qui barbouille tout de bleu, qui repeint le monde aux couleurs qu’on aurait soi-même choisies, c’est la volonté de croire à tout cela, même si on sait que ce n’est pas vrai!

J’ai bien aimé les accents mélancoliques de ce texte au style fluide et parfois envoutant, agréablement poétique en tout cas. Je l’ai lu presque d’un trait, en goûtant toute l’émotion qui s’en dégage et qui ne peut pas ne pas captiver le lecteur attentif.

Hervé Gautier

L’AMOUR EST UN FLEUVE DE SIBÉRIE – Jean-Pierre Milovanoff – Grasset

Article publié le 22 mai 2010 dans la catégorie Grand vin

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