Le mauvais lieu – Julien Green
Le personnage central de cette fresque est une fille de 10 ans, “Lucie”. Le mot “central” prend ici des sens multiples : Lucie est le point de mire de ce roman, mais aussi le sujet d’attention de toute une nuée de personnages, dont elle attise l’attention, sinon la convoitise. Lucie représente la pureté, l’innocence, perdue dans un monde d’adultes aux pensées obscures autant qu’énigmatiques. Le mauvais lieu, c’est l’extérieur, la société, le monde.
Lucie est élevée par sa tante Gertrude, femme sans épaisseur, transparente, dépourvue d’ambition, comme l’auteur aime à les décrire. Elles vivent toutes deux dans une demeure bourgeoise, dans un tissu complexe de relations sociales. Gertrude reçoit du monde, et pas que la fine fleur de la société. Parmi ses connaissances, un homme aux désirs glauques, qui fréquente un lieu étrange : “le Nid d’amour”. L’auteur décrit peu ce lupanar, mais les deux pages qu’il donne à lire sèment l’horreur. Le lecteur se perdra en conjectures quant à l’origine et l’âge des dames, qui satisfont des michetons aux origines et âges opposés mais tout aussi douteux !
Voici que ce roman, qui s’annonçait paisible, baignant dans un mystérieux brouillard empreint de naïveté, prend une autre dimension. Les hommes rôdent autour de Louise, dont le calme et le silence donnent un contrepoint édifiant ! Gustave est la frère de Gertrude. Il reparaît soudain, et tente d’acquérir la complicité de Gertrude à prix d’or. Celle-ci cède et consent à lui confier la garde de Louise. La voici dans un collège aux mœurs assez étranges, où elle suscitera une fois encore l’étonnement autant que la convoitise. Qui est donc cette fille qui peine à sortir de l’enfance et se trouve confrontée à un monde qui la dépasse ?
Par des phrases d’une qualité remarquable, Julien Green nous livre une fois de plus un roman relativement statique en apparence, où les pages défilent sans qu’a priori rien de fondamental ne change. Et pourtant, tout est dans l’ambiance, le suggéré, le silence. L’écriture est magistrale, somptueuse, classieuse. Elle traduit à merveille les errements de l’âme humaine. On retrouve les thèmes chers à l’auteur, et maintes fois exploités dans ses livres. Des hommes et des femmes en proie à des démons, dans un milieu où l’hypocrisie est la règle, si bien que la vérité ne peut apporter que la tragédie. Revient aussi l’homme seul face à ses pulsions. Green a souvent exploité cette thématique, dans le registre de l’homosexualité. Ici, il va plus loin, les hommes, aussi bien que les femmes de ce mauvais lieu, sont en proie à des désirs pédophiles, et ils mettent à profit leur notoriété et leur richesse pour assouvir leurs désirs. Même s’ils ne se concrétisent pas vraiment et que l’on reste au niveau du fantasme, on ne peut qu’être saisi d’effroi par ces personnages, qui nous rappelleront sans conteste des êtres connus, et réveilleront même certains de nos démons intérieurs.
Le mauvais lieu de Julien Green. Le livre de Poche